XVI
NI MEILLEURS NI PIRES

Bolitho, qui marchait lentement sur les remparts supérieurs du comptoir, du côté opposé à la mer, regardait la brume vaporeuse monter de la jungle ; le soleil de l’après-midi jouait sur les feuilles et les frondes tout près de la palissade. L’Undine avait jeté l’ancre peu avant midi sous un ciel bleu sans nuage ; pendant leur lente approche de Pendang Bay, il avait vu l’orage essorer la terre, averse isolée dont il eût presque voulu profiter. Il soupira. Lui parvenaient les odeurs entêtantes de la jungle, les arômes soporifiques qui émanaient des feuilles et des racines pourries cachées dans l’ombre épaisse, sous les arbres.

Depuis deux jours, l’Undine avait souffert de vents contraires ; et quand ils avaient enfin tourné en leur faveur, ils n’étaient plus que brises très légères, à peine suffisantes pour gonfler les voiles.

Quelques cipayes en habit rouge travaillaient devant la palissade ; deux femmes indigènes approchaient de la porte, de lourds ballots perchés sur leurs têtes. Au premier coup d’œil, il lui avait semblé que rien n’avait changé, mais à présent, tout était différent ; il attendait Conway. La deuxième entrevue avec lui en une heure.

Il continua jusqu’à l’angle suivant sa marche sur les rudimentaires remparts de bois et vit l’Undine rappeler doucement sur sa chaîne, non loin de la goélette capturée. Il jeta un coup d’œil sur les hauts-fonds : c’est là qu’était mouillé le brick Rosalind quand l’Undine avait appareillé pour gagner le repaire de Muljadi ; en constatant son absence, Bolitho avait dû se retenir de jurer tout haut. Comme le navire de transport, le Bedford, la Rosalind était partie. Elle était retournée à Madras avec les dépêches destinées à sir Montagu Strang, et lui exposant le point de vue de Raymond sur la situation.

À son arrivée à terre, une demi-heure après avoir jeté l’ancre, Bolitho avait été éberlué par l’allure de Conway : les yeux égarés, les épaules plus effondrées que jamais, il était littéralement hors de lui, transporté de colère et de désespoir. Il hurlait :

— Vous osez rester planté là et me déclarer que vous avez délibérément ignoré mes ordres ? En dépit de mes instructions formelles, vous n’avez rien tenté pour parlementer avec Le Chaumareys ?

Bolitho était resté coi, étudiant les traits convulsés de Conway. Il y avait une carafe vide sur la table : l’amiral avait bu plus que de raison.

— Je ne pouvais parlementer, commandant. Cela aurait signifié reconnaître le statut de Muljadi : c’est exactement ce que voulait le Français.

— Vous croyez m’apprendre quelque chose ?

Conway agrippa violemment la table.

— Je vous ai donné ordre de dire à Le Chaumareys de me rendre le colonel Pastor sain et sauf ! Le gouvernement espagnol aurait élevé les plus vives protestations auprès de l’Angleterre si nous l’avions laissé en prison sous ma barbe !

Bolitho se souvenait de sa propre voix, plate et tendue ; il ne souhaitait pas attiser davantage la fureur de Conway :

— En découvrant que j’avais capturé le fils de Muljadi, j’ai compris que je pouvais négocier, commandant. J’avais de grandes chances de réussir. Comme cela s’est confirmé, nous arrivions à temps. Quelques jours plus tard, Pastor aurait été mort, j’en ai peur.

— Au diable Pastor ! avait hurlé Conway. Vous capturez le fils de Muljadi et vous osez le relâcher ! Ce maudit pirate aurait rampé à nos pieds pour implorer la grâce de son fils !

Bolitho l’interrompit brusquement :

— Une frégate a été perdue dans ces eaux pendant les derniers mois de la guerre.

Conway avait été pris au dépourvu :

— Oui, oui, l’Imogene, commandant Balfour.

Il plissa les yeux sous la lumière du soleil qui entrait à flots par la fenêtre.

— Vingt-huit canons. Après un engagement avec les Français, elle a été dépalée par une tempête et jetée à terre ; son équipage a été recueilli par l’un de mes sloops. Mais que diable vient-elle faire là-dedans ?

— J’y viens, commandant. Sans mon entrevue avec Muljadi, je n’aurais jamais eu vent de sa présence, jusqu’à ce qu’elle nous tombe dessus par surprise. Cette frégate, l’Imogene, est là-bas, commandant, aux Benua ; d’après ce que j’ai pu voir, elle est prête à lever l’ancre, pour ainsi dire.

Titubant, Conway contourna la table, comme si Bolitho lui avait physiquement asséné un coup de poing.

— S’il s’agit encore de quelque astuce, une ruse, pour détourner mon…

— Elle est là-bas, commandant. Radoubée, ragréée et certainement parfaitement entraînée par les officiers de Le Chaumareys.

Il ne pouvait celer son amertume :

— J’avais espéré que le brick serait encore ici. Vous auriez pu communiquer la nouvelle, demander de l’aide. À présent, nous n’avons plus le choix.

Le pire, ç’avait été la dernière partie de l’entrevue. Conway s’était approché du buffet d’un pas chancelant et avait saisi une autre carafe en bougonnant :

— Trahi, dès le début ! Raymond a insisté pour envoyer le brick à Madras. C’est un navire de la Compagnie, je ne pouvais le retenir indéfiniment. Il avait tous les arguments possibles, et toutes les réponses également.

Il avait renversé sur sa chemise du bordeaux qui s’étalait comme une tache de sang.

— Et moi ? avait-il hurlé. On joue au chat et à la souris avec moi ! Je ne suis qu’un jouet dans les pattes de Strang et de ses amis !

Ayant brisé une coupe avec la carafe, il en avait empoigné une autre d’une main tremblante :

— Et maintenant, c’est votre tour ! Le seul en qui j’avais confiance ! Vous venez me dire que Muljadi se prépare à attaquer mon comptoir ! Non content de prouver mon incompétence, Raymond va maintenant raconter à ses fichus supérieurs que je ne suis même pas capable de conserver son territoire sous pavillon britannique !

La porte s’était ouverte sans bruit sur Puigserver. Il avait brièvement regardé Conway et dit à Bolitho :

— Je suis resté jusqu’à votre retour. Mes hommes sont partis à bord du Bedford, mais je ne pouvais m’en aller sans vous assurer de ma reconnaissance pour avoir obtenu la libération de don Pastor. On dirait que vous prenez l’habitude de risquer votre vie pour les autres. Je pense que, cette fois, vous ne resterez pas sans récompense.

Ses yeux noirs s’étaient posés à nouveau sur Conway :

— N’est-ce pas, amiral ?

Conway l’avait vaguement regardé :

— J’aurais besoin d’y réfléchir.

— C’est effectivement ce que nous devons tous faire.

L’Espagnol, qui s’était calé dans un fauteuil, gardait les yeux fixés sur Conway :

— J’ai entendu certaines choses à travers la porte. Non que je vous aie espionnés, bien entendu, précisa-t-il en haussant les épaules, mais vous éleviez suffisamment la voix.

Conway avait fourni un nouvel effort pour se ressaisir :

— Conférence ! Immédiatement !

Et fixant sur Bolitho un regard voilé :

— Attendez dehors. Laissez-moi réfléchir.

À présent Bolitho regardait sans les voir les petites silhouettes qui évoluaient au pied de la palissade, et il sentait sa colère bouillonner de nouveau. L’inaction lui était insupportable.

— Richard !

Il fit volte-face, elle lui apparut à l’angle de la tour carrée : des manches longues pour se protéger du soleil, son chapeau habituel à larges bords. Il se hâta vers elle et lui prit les mains :

— Viola ! Je me demandais…

— Plus tard, le coupa-t-elle en secouant la tête. Mais écoutez.

Elle leva la main et lui caressa doucement la joue. Ses yeux étaient pleins de tristesse :

— Comme c’était long ! Onze jours, qui m’ont paru autant d’années. J’ai souffert mille morts quand la tempête s’est levée.

Il tenta de prendre la parole pour apaiser la souffrance que trahissait sa voix brisée. Mais elle se hâta de poursuivre :

— Je pense que James se doute de quelque chose. Il est très bizarre depuis quelque temps. Quelque gaffe de ma servante, peut-être. C’est une brave fille, mais on lui fait dire n’importe quoi.

Elle scrutait son regard d’un œil perçant :

— Qu’importe, après tout ? Il ne fera rien. C’est pour vous que je me tourmente.

Elle baissa la tête :

— Tout est de ma faute. Je voulais faire quelque chose de lui : au fond, c’était par égoïsme. Je l’ai poussé trop fort, trop vite, je voulais faire de lui l’homme qu’il ne deviendra jamais.

Elle lui pressait la main :

— Mais vous savez déjà tout cela.

Des voix résonnaient sous le parapet, Bolitho crut entendre des pas.

Elle continuait d’une voix rauque :

— James a dû envoyer son rapport à sir Montagu. Il sait maintenant que Conway n’est pas à la hauteur, et il ne manquera pas d’en tirer profit ; mais vous, Richard chéri, vous figurez en bonne place dans son rapport : je ne le connais que trop, vous savez. Pour vous atteindre, pour jouir d’une vengeance mesquine, il vous accusera de n’avoir pas trouvé le moyen d’anéantir cet imbécile de pirate, qu’il ait été ou non protégé par les Français !

— C’est pire que ça, répondit-il calmement. Muljadi ne manque pas d’appuis. Dès qu’il aura mis la main sur ce comptoir, toute la région se soulèvera pour le soutenir. Ils n’ont pas le choix. Les pirates vont s’ériger en sauveurs, on traitera les protecteurs d’envahisseurs. C’est courant…

Elle détourna vivement la tête, il vit sa gorge palpiter :

— Écoutez-moi, Richard. Prenez de la distance. Vous êtes précieux pour votre pays et pour tous ceux qui vous admirent. Je vous en conjure, cessez de respecter des gens qui ne vous arrivent pas à la cheville !

Son visage s’abrita au creux de ses belles mains :

— Sauvez-vous, sauvez votre navire, et qu’ils aillent tous se faire pendre !

Il lui saisit les poignets avec douceur :

— Non, ce n’est plus si simple à présent.

Il songea à Le Chaumareys ; lui aussi l’avait encouragé à laisser porter, à se retirer, l’honneur intact.

— Je préférerais mille fois vous savoir à bord du brick. Muljadi n’a jamais été aussi fort, et quand il arrivera…

Il laissa ses yeux flotter sur les remparts, puis redescendre vers la frégate au mouillage. Qu’elle semblait petite dans cette lumière aveuglante !

— Il n’y a que l’Undine entre lui et ces murs.

Elle le fixa, écarquillant les yeux ; soudain, elle comprit :

— Et vous avez l’intention de vous battre seul contre tous ?

Bolitho lui écarta les mains de force. Un caporal de cipayes avait tourné le coin de la tour :

— Commandant Bolitho, sahib, le gouverneur souhaite vous recevoir, s’il vous plaît.

Bolitho la regarda :

— Eh bien, nous verrons, Viola.

Il esquissa un pauvre sourire :

— La bataille n’est pas finie.

Il trouva Conway assis à sa table. Un habit épais recouvrait sa chemise tachée. Puigserver n’avait pas bougé, Raymond était adossé à la fenêtre, le visage invisible dans le contre-jour. Le major Jardine et son adjoint complétaient l’assistance.

— Je leur ai tout dit, Bolitho, attaqua Conway d’un ton cassant. Mot pour mot, tout ce que vous m’avez décrit.

— Merci, commandant.

Bolitho regarda Raymond : c’est de ce côté-là qu’allait venir la première estocade :

— Vous en avez pris gros sous votre bonnet, commandant. Davantage, j’imagine, que le gouverneur ne l’eût souhaité ?

— Oui, Monsieur. Mais on m’a appris à faire preuve d’initiative, surtout quand je croise loin d’une escadre.

Il vit que Puigserver se passionnait soudain pour l’examen d’une de ses chaussures.

— Le fait est que Muljadi projette d’attaquer le comptoir. Il y est forcé, car la situation n’est plus la même : il a perdu son otage, et nous savons qu’il possède une frégate de plus.

— S’il se présente, rétorqua brutalement Jardine, mes hommes peuvent le tenir en respect jusqu’à l’arrivée des renforts. Dès que le brick atteindra Madras, une force sera envoyée, une force capable d’en finir avec ce voyou ! Ce que la Marine est manifestement incapable de faire, n’est-ce pas ?

Bolitho attendit, les yeux fixés sur les mains de Raymond qui étreignaient le rebord de la fenêtre :

— Eh bien, monsieur Raymond, vous êtes de l’avis du vaillant major ?

Il vit les phalanges de son rival blanchir, et ajouta :

— Ou bien dois-je comprendre que vos rapports ont déjà suggéré à sir Montagu Strang que Pendang Bay est à passer par pertes et profits ?

Jardine montra les dents :

— Cornefesseries !

Il hésita avant de demander :

— Eh bien, Monsieur ?

Raymond resta imperturbable :

— J’ai dit la vérité. Nul renfort ne sera envoyé, à l’exception de navires de transport pour recueillir les soldats de la Compagnie et leurs familles.

— Mais je suis en mesure de faire face, Monsieur ! explosa Jardine. Vous auriez dû me consulter !

— Vous n’êtes pas en mesure de faire face, major, trancha Bolitho. Muljadi va débarquer avec plus de mille soldats. Sa forteresse grouille d’hommes en armes, je l’ai vu de mes yeux. Vous auriez peut-être pu tenir la place jusqu’à l’arrivée des renforts de Madras. Sans ces renforts, votre seule chance est de tenter une marche forcée à travers la jungle, vers l’est, pour trouver refuge au comptoir de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Mais la jungle est dense, et à cette époque de l’année, je doute que beaucoup survivent à pareille expédition. Sans parler des attaques de tous ceux qui se rangeront aux côtés de Muljadi pour qu’il l’emporte.

Raymond repartit d’une voix épaisse :

— On ne peut rien me reprocher ! J’ai rendu compte de ce que je savais ! Et j’ignorais tout de cette deuxième frégate.

Il tenta de se ressaisir :

— Et vous pouvez en dire autant !

Conway s’arracha de son siège avec un immense effort :

— Mais vous n’avez pas su attendre, monsieur Raymond. Vous avez abusé de votre autorité en poursuivant vos propres fins ; vous avez renvoyé le brick, que je vous avais pourtant demandé de retenir jusqu’au retour de l’Undine.

Il traversa toute la pièce et se mit à fixer la jungle sans la voir :

— Alors ? Quelle est la meilleure façon de nous préparer au massacre ?

Il se retourna comme la foudre et hurla subitement :

— Eh bien, monsieur Raymond ? Je vous somme de nous expliquer, car tout cela me dépasse !

— Mais, mais… bégaya le major Jardine, la situation n’est pas si désespérée, tout de même ?

Puigserver observait Bolitho :

— Eh bien, capitan ? C’est vous qui revenez du repaire du fauve, pas nous.

Bolitho regarda Conway :

— Puis-je vous suggérer un plan d’action, commandant ?

L’amiral acquiesça, il avait maintenant les cheveux en désordre :

— S’il y a encore quelque chose à ajouter…

Bolitho s’avança jusqu’à la table et déplaça les lourds encriers d’argent :

— Les Benua sont assez fidèlement cartographiées sur nos documents, commandant, même si je soupçonne certains des chenaux mineurs entre les îles d’être envasés et peu profonds. La forteresse domine l’îlot central. Un tas de cailloux, si vous voulez.

Ses doigts balayèrent rapidement la table, devant l’un des encriers :

— Le rivage extérieur de cet îlot est accore ; les rochers à son pied, que j’avais d’abord pris pour des récifs, sont, je le pense à présent, des fragments de falaise qui se sont effondrés au fil des années.

Il entendit le capitaine Strype lâcher un commentaire maussade :

— Cela écarte toute possibilité d’assaut de front. C’est sans espoir.

Conway le regarda et ordonna sèchement :

— Poursuivez. Qu’est-ce qu’elle a de si unique, votre falaise ?

Bolitho soutint calmement son regard :

— Si nous attaquons sans délai, commandant…

Il ignora le haut-le-corps de ses auditeurs interloqués.

— … avant que Muljadi ne soit prêt, nous pouvons écraser son plan dans l’œuf.

— Attaquer ? s’exclama Conway. Mais vous venez de nous prouver que nous sommes condamnés !

— La batterie principale se trouve sur le rempart tourné vers le large, commandant. Détruisez-la et les navires au mouillage perdent toute couverture.

Conway se frottait nerveusement le menton :

— Oui, je vous suis. Mais alors ?

— Une catastrophe naturelle, peut-être ? ironisa Jardine.

— La goélette, commandant.

Bolitho garda le regard fixé sur le front ridé de Conway, où s’accumulaient doutes et appréhensions, comme un orage qui se prépare :

— En profitant des vents dominants, on peut la jeter sur les éboulis au pied de la falaise, remplie jusqu’aux barrots de poudre à canon, avec une mèche lente. Je suis convaincu que l’explosion provoquerait l’effondrement de la falaise sur la plus grande partie de sa longueur…

Il hésita, mesurant la tension qu’il venait de provoquer :

— … et la destruction de toute la batterie qui est dessus.

Le capitaine Strype louchait sur l’encrier comme s’il venait d’assister à l’explosion :

— Peste ! Une sacrée bonne idée ! Ça pourrait marcher, Monsieur !

— Taisez-vous donc ! grogna Jardine. Et les volontaires ? Pour pareille folie, où les trouverez-vous ?

— Silence ! lança Conway d’un ton cinglant.

Puis il se tourna vers Bolitho :

— Et vous pensez que le risque est acceptable ?

— Oui. On pourrait limiter l’équipage de la goélette à quelques hommes qui s’esquiveront en chaloupe une fois qu’elle sera en route au bon cap. Avec une mèche assez longue, ils auront le temps de filer.

Il fixa le gouverneur sans ciller :

— Dès que la charge aura explosé, je forcerai le chenal avec l’Undine pour canonner les frégates au mouillage sans leur laisser le temps de se ressaisir. Après une telle explosion, ils s’attendront à tout, sauf à un nouvel assaut.

— Et justice serait faite ! observa sombrement Puigserver.

— C’est le projet le plus risqué, dit Conway en le regardant, que j’aie jamais discuté.

— Désolé de vous contredire, commandant, observa doucement Bolitho.

— Quoi ? dit Conway en se tournant brusquement vers lui. Encore ?

— J’ai souvenir d’un jeune capitaine de frégate, commandant. Il y a bien des années, alors que je n’étais qu’un aspirant sans expérience. Il lui arrivait de prendre quelques risques, quand il le jugeait nécessaire…

Conway tendit le bras et lui saisit le poignet :

— Merci, Bolitho !

Il détourna le regard, tapotant ses goussets comme s’il y cherchait quelque chose :

— J’avais oublié.

— Les troupes devront rester ici, bien sûr, conclut Bolitho.

Il lut le soulagement sur le visage mafflu de Jardine, et la déception sur celui de son adjoint. Étrange, songea-t-il, le plus fort des deux n’est pas celui qu’on pensait.

— Si ce projet échoue, ajouta-t-il, et il faut bien tenir compte de cette éventualité, les cipayes auront pour tâche d’évacuer le comptoir en limitant les pertes. Mais croyez-moi sur parole : ne négocions pas avec Muljadi. Pour lui, la victoire ne peut signifier qu’une chose : l’extermination de l’engeance qui s’est mise toute sa vie en travers de sa route.

Il désigna la fenêtre :

— Une fois qu’il aura franchi ces palissades, il sera trop tard pour regretter quoi que ce soit.

Conway revint à sa table, rasséréné :

— Je donne mon accord.

Il regarda Jardine :

— Envoyez vos hommes embarquer la poudre à bord de la goélette ; et s’il le faut, videz votre magasin.

S’adressant à Bolitho :

— Et qui prendra le commandement de la goélette ? Vous y avez songé ?

— Je n’ai pas fixé mon choix, commandant, dit-il avec un sourire grave. Pas encore.

Il considéra Raymond qui contournait la table, dévoilant enfin son visage aux derniers rayons du soleil :

— J’ai agi en conscience, insista Raymond.

Conway acquiesça, mais son regard n’était que mépris :

— Si nous survivons à toute cette affaire, il vous en reviendra beaucoup de considération.

Le ton était glacial :

— Si nous échouons, vous serez probablement anobli, comme vous le souhaitez si ardemment…

Il marqua une pause, tandis que Raymond se hâtait vers la porte.

— … anobli à titre posthume, bien sûr !

Quand Bolitho se tourna de nouveau vers la table, Conway avait rajeuni de dix ans :

— Maintenant que la décision est prise, je bous d’impatience !

Bolitho approuva de la tête. Comme après un effort physique, il se sentait courbatu jusqu’aux os. Il avait du mal à se rendre compte de ce qu’il venait de faire : il s’était engagé, et il avait engagé son navire.

— Je vais rentrer à mon bord à présent, commandant. J’ai besoin d’eau douce et de fruits, s’il y en a.

En un instant, de nombreuses pensées surgirent à son esprit : Carwithen et sa hache fichée dans le cou du pirate, la fierté de Davy d’avoir reçu le commandement de la goélette, le plaisir simple de Fowlar pour sa promotion temporaire ; et surtout, Herrick ! Qu’allait-il penser de ce projet pathétique, ce plan de la dernière chance ? Allait-il se moquer ? Se montrer sceptique ? Prétendre que son commandant avait commis une erreur fatale ? Tout cela à la fois, peut-être.

— Vous êtes malin, Bolitho, continua Conway, encore plus malin que je ne l’aurais cru.

Il fit mine de saisir une nouvelle carafe, puis changea d’avis :

— Si je dois sauter, autant que ce soit avec des idées claires, n’est-ce pas ?

De son doigt épaté, Puigserver tapotait un des cendriers d’argent :

— Quand passez-vous à l’action, capitan ?

— Bientôt.

Bolitho le regarda, pensif. Puigserver aussi avait fait partie de cette aventure dès le tout début :

— Attaque à l’aube.

— Et s’il vous est jamais arrivé de prier pour que le vent soit portant, c’est le moment, renchérit Conway.

— A vos ordres, commandant, répondit Bolitho en souriant. Je n’y manquerai pas.

Il commençait à se lever ; il se rassit quand l’amiral ajouta d’un ton bourru :

— Quel que soit le résultat de l’opération, nous aurons eu le mérite d’essayer, et de faire de notre mieux.

Quand il se retourna vers le soleil couchant, Bolitho fut stupéfait de voir qu’il avait les larmes aux yeux :

— Raymond avait raison, sans aucun doute ; je n’ai pas le calibre, et d’ailleurs je pense que je n’étais nullement censé garder ce poste une fois le comptoir bien établi…

Il hésita.

— … ou perdu. Mais nous allons leur faire voir.

Il gagna à grandes enjambées la porte de ses appartements et la claqua derrière lui.

Puigserver émit un sifflement :

— Le vieux lion se réveille, on dirait ?

Bolitho eut un pâle sourire :

— Si l’aviez connu comme je l’ai connu, señor ! Si vous aviez vu son équipage en train de l’acclamer à en perdre le souffle, avec la fumée de la bataille qui traînait encore dans l’entrepont, alors vous auriez compris.

— Peut-être, répondit Puigserver avec un large sourire. Maintenant, décampez. Je crois que vous avez appris beaucoup de choses depuis notre première rencontre. Beaucoup de choses à bien des égards, n’est-ce pas ?

Bolitho sortit, passant devant un laquais qui s’inclina, et sursauta quand quelqu’un lui toucha la manche : c’était la servante de Viola Raymond ; le visage tordu de peur, elle lui souffla :

— Par ici, commandant ! C’est juste là !

Bolitho la suivit rapidement, puis aperçut une silhouette diaphane près de la porte, à l’autre bout du couloir.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Nous ne devrions pas nous voir de cette façon.

Elle le regarda, les yeux flamboyants :

— Vous allez vous faire tuer ! Il vient de me prévenir !

Elle jeta son grand chapeau à terre et ajouta avec fureur :

— Cela m’est égal ! Je me moque de ce qui peut bien vous arriver !

Puis elle se jeta contre lui, la voix brisée par les sanglots. Elle criait :

— Mensonges ! Je ne m’en moque pas, Richard chéri ! Je mourrais s’il vous arrivait quelque chose ! Comment puis-je dire des choses pareilles ?

Il lui prit le menton dans la main :

— Viola.

Il écarta une mèche qui barrait son front brûlant de fièvre :

— Je n’avais pas le choix.

Elle ne pouvait se retenir de trembler ; elle s’agrippa à son bras plus étroitement encore, oubliant la présence de sa servante et le risque de voir quelqu’un s’engager dans le couloir à tout instant :

— Vous n’avez aucune chance ! Pas la moindre !

Bolitho la repoussa et attendit qu’elle se fût calmée :

— Il me faut y aller, maintenant. Je serai prudent.

Voyant qu’une nouvelle vague d’angoisse la submergeait, il se hâta d’ajouter :

— Il ne faut pas que j’abîme ma nouvelle montre, n’est-ce pas ?

Elle essaya de lui rendre son sourire, mais les larmes ruisselaient sur son visage ; elle conclut simplement :

— Je ne vous le pardonnerais jamais.

Il se détourna et s’éloigna vers la cage d’escalier, puis s’arrêta net quand elle l’appela par son prénom : mais elle ne le suivit pas. Elle se contenta de lever la main, comme s’ils étaient déjà bien loin l’un de l’autre, hors d’atteinte.

Il trouva Allday qui l’attendait près de la gigue échouée et lui lança sèchement :

— Retour à bord.

Allday l’observait avec curiosité :

— On est en train de charger des barils de poudre sur la goélette, commandant.

— Est-ce une question ?

Il le regarda, mais le visage d’Allday restait impassible.

— Je me demandais, justement : M. Davy ne va pas être enchanté de ce projet.

Bolitho lui empoigna le bras :

— Je sais. Et je suis inexcusable de faire retomber sur toi le poids de mes sautes d’humeur.

Allday leva un regard torve vers le fort de bois au-dessus des palissades : une silhouette blanche se tenait à une des fenêtres.

— Je comprends ce que vous ressentez, commandant, dit-il d’un ton plus bas.

Bolitho se retourna dans la chambre d’embarcation pour observer le va-et-vient des canots qui se rangeaient le long de la goélette. Tout cela avait l’air si simple, si net. Attaquer deux frégates au mouillage dans un espace exigu valait mieux que de se mesurer à elles bordée contre bordée, en eaux ouvertes. Mais nombreux seraient ceux qui le maudiraient, au moment de mourir.

Il regarda la gigue prendre de la vitesse en direction de la frégate. Puigserver avait raison. Il avait beaucoup appris depuis leur première entrevue à Santa Cruz : surtout sur lui-même.

 

— Tout le monde est là, commandant.

Herrick s’assit lui-même à côté de la porte de la cabine et attendit que Bolitho eût pris la parole.

L’obscurité régnait derrière les fenêtres d’étambot, mais on pouvait voir des fanaux jaunes se balancer entre le comptoir et le ressac : le chargement de la goélette continuait sans trêve.

Bolitho observa les visages de tous les hommes présents : personne ne manquait. Son regard s’attarda brièvement sur l’aspirant Keen : il avait tenu à venir, bien que le chirurgien se fût dégagé de toute responsabilité quant à son état. Keen prenait à chaque mouvement un air contraint, on pouvait voir la souffrance se peindre sur sa bouche et dans ses yeux. Mais il avait formellement insisté pour revenir à bord.

Il y avait aussi Mudge et Soames ; Fowlar, légèrement intimidé par sa première réunion de maistrance ; Davy, dont le beau visage reflétait la consternation depuis qu’il avait appris ce que Bolitho allait faire de sa goélette ; le capitaine Bellairs, doucereux et mielleux sous la lumière de la lampe qui traçait ses spirales ; le commissaire, aussi lugubre qu’à l’accoutumée ; Armitage et Penn, semblables à deux frères mal assortis ; et enfin, sous la claire-voie, Whitmarsh, le chirurgien, dont le visage était aussi illuminé qu’une grosse betterave.

Bolitho se croisa les mains dans le dos. Une maistrance moyenne, songea-t-il, ni meilleure ni pire que tant d’autres ; pourtant, il allait leur demander plus que ce que l’on était en droit d’attendre d’un équipage rompu à tous les combats.

— Vous me connaissez assez maintenant pour savoir en quelle piètre estime je tiens les discours : je n’aime ni les prononcer, ni les écouter.

Il vit Herrick sourire, et les petits yeux de Mudge disparaître de chaque côté de son gros nez.

— Au début de cette mission, nombreux étaient ceux, même au sein de la maistrance, qui trouvaient mes méthodes trop dures, mes idéaux trop élevés pour un navire de guerre en temps de paix. À présent, nous savons tous que les choses ont changé et que seuls notre expérience et notre entraînement peuvent nous protéger, ainsi que ceux qui dépendent de nos compétences. Ouvrez la carte ! ordonna-t-il à Herrick.

Tandis que Mudge se penchait pour caler la carte de Herrick avec des livres et des compas de laiton, il observa les physionomies à la ronde : angoisse ? confiance ? Trop tôt encore pour le savoir. Il poursuivit :

— La goélette va emprunter tout droit le chenal principal, elle sera couverte jusqu’au dernier moment par le promontoire est. Une fois au bon cap, lancée sur les rochers au pied de la falaise…

Il posa la pointe du compas sur une petite croix.

— … la barre sera attachée et l’équipage descendra dans le canot. Il sera récupéré plus tard…

Il se força à sourire, bien qu’il eût le cœur fort lourd.

— … quand nous aurons supprimé les deux frégates, pendant que leurs équipages essaieront de se ressaisir !

— On va leur donner une leçon, commandant ! s’exclama Penn.

Il perdit contenance devant le souverain mépris de Mudge qui le toisait :

— Quant à nous…

Bolitho ne put retenir un sourire en remarquant la figure écarlate de l’aspirant.

— … Quant à nous, transportés par l’enthousiasme de M. Penn, nous embouquerons le chenal, lâcherons une bordée à chacune des frégates à l’ancre, virerons de bord et lâcherons une deuxième bordée à chacune.

Il regarda Davy :

— Ainsi, prévenez tous les servants des pièces : les premières bordées seront décisives.

Bellairs intervint, d’une voix traînante :

— C’est un peu risqué pour la goélette, je dirais, commandant. Avec toute cette poudre ! Il suffirait d’un boulet rouge de la batterie pour la faire sauter.

Le regard direct de Bolitho lui fit baisser les yeux :

— Sauf le respect des hommes courageux qui l’armeront, bien sûr, mais que deviendrions-nous alors ?

Bolitho secoua la tête :

— Les pièces de la batterie sont anciennes. Il est à peu près certain qu’ils n’oseront pas tirer à boulets rouges, ils auraient peur de faire exploser leurs fûts. En temps normal, ils n’en ont jamais besoin. Grâce à la portée de ses pièces, la batterie peut toucher tout navire qui s’aventure dans les deux chenaux principaux.

Il sourit pour cacher le doute soudain que Bellairs avait instillé dans son esprit. Et si des boulets étaient déjà en train de chauffer dans des fourneaux ? Non, il les aurait sûrement remarqués. Impossible de hisser des boulets rouges sur un rempart si élevé avec de simples paniers…

— Et nous savons que la plupart des pièces sont tournées vers la mer, ajouta-t-il, là où on les a placées il y a des années, lors de la construction du fort. Nous lèverons l’ancre demain, dès l’aube. Le vent a l’air d’être favorable, et avec un peu de chance il le restera. Un dernier point reste à régler…

Il marqua une pause et son regard croisa celui de Herrick, de l’autre côté de la cabine.

Il allait lui falloir maintenant mettre de côté ses sentiments d’amitié, les plus forts et les plus profonds qu’il eût jamais noués. Son second était l’officier le plus compétent du navire, rien d’autre ne comptait. Rien d’autre ne devait compter.

— M. Herrick, continua-t-il, prendra le commandement de la goélette.

Herrick acquiesça de la tête, impassible :

— A vos ordres, commandant. Je prendrai six matelots de premier brin avec moi. Cela suffira.

Bolitho soutint son regard ; il eut l’impression de ne plus voir le reste de la maistrance tandis qu’il répondait :

— Je vous fais confiance. Si Potter souhaite se joindre à vous, prenez-le.

Il vit Whitmarsh se lever pour protester :

— Il connaît le chenal, expliqua Bolitho. Nous devons mettre toutes les chances de notre côté.

La porte s’entrouvrit et Carwithen glissa la tête dans l’entrebâillement, à la lumière de la lampe :

— ’Mande pardon, commandant, mais les futailles d’eau sont arrimées ; on a reçu un message, la goélette est chargée.

Son regard se posa sur Fowlar qui feignit de ne pas le voir. La promotion décisive de ce dernier les séparait déjà, bien qu’ils n’eussent jamais eu grand-chose en commun.

— Fort bien.

Bolitho attendit que la porte fût refermée :

— Allez-y, Messieurs, vos devoirs vous attendent.

Il bredouilla, regrettant de ne jamais trouver les mots appropriés au moment où il en avait le plus besoin :

— Nous n’aurons guère le temps d’échanger nos vues jusqu’à la fin de cette affaire. Ou jusqu’à ce que nous nous soyons fait tuer.

Il reprit :

— Souvenez-vous de cela, et souvenez-vous-en bien. Vos hommes vous regardent, plus que vous ne le croyez, et plus qu’ils ne le croient eux-mêmes. La plupart d’entre eux n’ont jamais participé à une vraie bataille navale ; lors de notre dernier engagement avec l’Argus, beaucoup ont cru que nous avions remporté une victoire, alors que nous n’avions fait qu’assurer notre retraite. Cette fois-ci, il n’y aura pas de retraite, ni pour nous ni pour l’ennemi. Le Chaumareys est un excellent commandant, le meilleur peut-être que la France ait jamais enfanté. Mais il a un point faible, révéla-t-il avec un sourire grave. Un point faible qui ne nous a pas encore touchés : il a trop confiance en lui et en son navire. Cette confiance exagérée, ainsi que notre compétence et notre détermination, nous assureront la victoire, si la victoire est à notre portée.

Tous se levèrent, sombres et silencieux, comme s’ils venaient de découvrir leurs responsabilités pour la première fois, le rôle crucial que chacun d’eux avait à jouer.

Comme ils se dirigeaient vers la porte, Bolitho ajouta :

— Un instant, monsieur Herrick.

Quand ils furent seuls dans la cabine qui gîtait légèrement, Bolitho s’excusa :

— Je n’avais pas le choix.

— J’aurais été consterné que vous choisissiez l’un de mes subordonnés, commandant. Je crois que nous avons fini, conclut-il avec un sourire.

Bolitho lui tendit la main :

— Que Dieu vous protège, Thomas ! Si j’ai mal pesé nos risques, ou si l’ennemi se montre plus malin que nous, retirez-vous immédiatement. Si je vous envoie un signal de rappel, abandonnez votre équipée. Et s’il faut mourir, mourons ensemble.

Herrick lui serra fortement la main ; une lueur d’inquiétude soudaine passa dans ses yeux bleus :

— Changez de langage, commandant ! Voilà qui ne vous ressemble guère. C’est la victoire qui nous attend, vous avez ma parole !

Bolitho le suivit dehors, il avait hâte d’être à plus tard. Il se rendait parfaitement compte du poids écrasant qu’il s’était mis sur les épaules. Viola avait vu le danger, ainsi que Le Chaumareys. Herrick aussi, peut-être.

Sur le pont, le contact entre eux fut enfin rompu par le brouhaha et la bousculade de l’appareillage.

— Je vais aller choisir mes matelots, dit Herrick.

Bolitho approuva de la tête ; son cœur lui faisait mal :

— Je vous en prie, faites, monsieur Herrick. L’officier en troisième va vous relever sans délai.

Comme Herrick se fondait dans l’ombre, Davy traversa la dunette et toucha son chapeau.

— Je suis désolé pour votre goélette, s’excusa Bolitho. En ce moment, je n’ai guère le choix pour grand-chose.

Davy haussa les épaules :

— Je ne pense pas que cela ait grande importance, commandant. Pour une fois, je vis au jour le jour, et je ne m’en porte pas plus mal.

Bolitho le happa sauvagement par le bras et le fit pivoter sur ses talons :

— Est-ce que vous n’avez retenu aucune de mes leçons ?

Davy tenta de se dégager de la poigne féroce et laissa étourdiment échapper :

— Je… je suis désolé, commandant !

— Désolé ! Vous le serez encore plus si je vous entends à nouveau parler de cette façon ! Vous êtes responsable devant moi, devant le navire et les hommes que je commande. Et non pas devant vos considérations personnelles. Quand un homme commence à ne plus croire en son avenir, c’est un peu comme s’il était déjà cousu dans un hamac entre deux boulets. Pensez à votre avenir, que diable ! Croyez-y, et les hommes qui dépendent de vos compétences, ou de votre incompétence, liront leur propre survie sur les traits de votre visage !

Il relâcha sa prise et ajouta d’un ton plus égal :

— Vous pouvez disposer !

Il commença à faire les cent pas le long de la lisse bâbord, enjambant sans les voir les pitons à œillet et les bragues des canons. Ce n’est pas Davy qu’il avait admonesté, mais lui-même. Le moment n’était pas aux doutes ou aux récriminations ; il lui fallait à présent endosser le personnage qu’il avait adopté et qu’il s’était forgé au cours de douze batailles navales et plus.

— Holà, du canot !

La sommation résonna des passavants, où des fanaux éclairaient les mousquets mis en joue, baïonnette au canon.

C’est de la baie même que sembla venir la réponse :

— Don Luis Puigserver désire monter à bord !

— Est-ce un ordre, commandant ? demanda Davy qui accourut à l’arrière.

Bolitho sourit, calmé :

— Je crois bien que je l’attendais.

La silhouette trapue franchit la coupée et se hâta sur le pont pour le saluer.

— Il fallait que je vienne, capitan, déclara Puigserver sans ambages. Depuis la perte du Nervion, je fais partie du bord. Impossible de me retirer tant que l’affaire n’est pas réglée.

Il tapota les pistolets damasquinés qu’il portait sous son habit :

— Vous saviez que j’étais une fine gâchette ?

— Je pourrais vous faire expulser du bord, señor.

— Et après ?

Puigserver pencha la tête de côté :

— Mais vous ne le ferez pas. De toute façon, j’ai laissé une note écrite expliquant mes actes et mes raisons. Si je survis à cette bataille, je la déchirerai. Sinon…

Il n’acheva pas sa phrase.

— Dans ce cas, je suis votre homme, señor. Merci.

Puigserver s’avança jusqu’au bastingage et regarda scintiller un feu de mouillage :

— Quand la goélette va-t-elle appareiller ?

— Avant l’aube. Elle aura besoin d’un peu de temps pour se mettre dans la position la plus favorable.

De nouveau Bolitho ressentit cette douleur à la pensée de Herrick lançant sa poudrière flottante devant les canons de la batterie de Muljadi.

— Je vois, dit Puigserver en bâillant. Eh bien, je crois que je vais rejoindre dans le carré vos officiers qui ne sont pas de quart, et prendre un verre en leur compagnie. J’imagine que vous, vous préférez rester seul, ce soir.

Quelques heures plus tard, Bolitho fut réveillé par la main d’Allday sur son épaule. Il s’était endormi dans la cabine, le front sur le bras, en travers de la carte sur laquelle il travaillait. Allday le regardait, inquiet :

— La goélette a appareillé, commandant.

Bolitho se frotta les yeux. L’aube, déjà ? Il se sentit soudain glacé jusqu’aux os, il avait un besoin désespéré de dormir.

Allday ajouta doucement :

— Mister Pigsliver est parti également.

Bolitho le regarda. Avait-il prévu cela ? Quelque chose en lui avait pressenti que Puigserver s’était décidé dès le moment où le projet avait été délinéé.

— Est-elle sortie du lagon ?

— Oui, commandant.

Allday s’étira en bâillant :

— Elle a doublé le promontoire il y a une demi-heure.

Et il ajouta lentement :

— Il tiendra compagnie à M. Herrick, ajouta-t-il lentement. Cela ne lui fera pas de mal.

— Tu étais au courant, n’est-ce pas ? lui demanda Bolitho.

— Oui, commandant.

Allday le regarda d’un œil triste :

— J’ai pensé que cela valait mieux…

Bolitho acquiesça :

— Je crois, oui.

Il marcha jusqu’aux fenêtres comme pour vérifier si le feu de mouillage brillait toujours au même endroit :

— La solitude est une bien triste chose.

Allday regarda le sabre terni accroché à la cloison. Un instant, il se souvint du précédent patron d’embarcation de Bolitho, mort aux Saintes en protégeant ses arrières du feu des tireurs d’élite français. Ils avaient parcouru pas mal de chemin ensemble depuis lors… Bientôt, ils seraient séparés. Il regarda les épaules de Bolitho qui se tenait devant les fenêtres d’étambot. Mais vous ne serez jamais seul, commandant, songea-t-il, tant que j’aurai un souffle de vie.

 

Capitaine de sa Majesté
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-06]Capitaine de sa Majeste(1973).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html